L’extraordinaire aventure d’une péniche nommée « Audace »
Michel Malherbe (Ecrivain – Historien)
La guerre éclair et l’exode
10 mai 1940. Les troupes de la Wehrmacht attaquent à l’aube et pénètrent aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg. Dans le cadre du « Blitzkrieg » (guerre éclair), les panzers du général Guderian progressent rapidement vers la France. Dès lors, rien ne semble pouvoir stopper l’invasion du pays. Dès le 6 juin suivant, après l’effondrement de la ligne de défense française (ligne Weygand), la défaite est maintenant inéluctable ! 10 Juin 1940. La « drôle de guerre » est consommée et un vent de panique souffle sur la France. Le front se trouve totalement disloqué et l’exode des populations civiles est massif. Partant du nord vers le sud, des milliers de civils se ruent sur les routes de France. La pagaille est à son comble ! Paris se vide de la presque totalité de ses habitants en moins de cinq jours… Le 14 juin suivant, les troupes nazies entrent dans Paris et défilent sur les Champs-Elysées. La capitale vit alors à l’heure de Berlin ! Le gouvernement français, président de la République en tête, en exil à Tours depuis déjà quatre jours, va prendre ses quartiers à Bordeaux. Ce même 14 juin 1940 à 7h30 du matin, un cessez-le-feu autour de Paris est signé sous la menace d’un bombardement massif de la capitale. Les années noires de l’Occupations commencent. Les drapeaux français figurant au fronton des édifices sont immédiatement remplacés par des étendards à croix gammée. Depuis la veille, Paris, capitale française, vidée d’une grande partie de ses habitants, est déclarée « ville ouverte ». Tout combat de rue ou actes de rébellion sont alors interdits par l’occupant sous peine de représailles. En deux mots comme en un : « les carottes sont cuites… »
Un sauvetage très audacieux
Roger Langeron, préfet de police de Paris, (du 17 mars 1934 au 24 janvier 1941) semble avoir un sérieux cas de conscience. De ceux qui lui font passer des nuits blanches… Jacques Simon, directeur des Renseignements généraux, (RG/PP) vient de lui soumettre un épineux problème. En ce 8 juin 1940, les Allemands occupent maintenant Paris et bientôt la France entière. Ils auront donc, sous peu, un certain droit de regard sur les administrations françaises et leurs fichiers. Or, Jacques Simon est très inquiet pour les conséquences possibles, si l’ennemi mettait le nez dans ces dossiers dont certains sont de véritables bombes à retardement. Le renseignement politique n’est pas sans danger ! Il pense notamment à ceux traitant des loges Franc-maçonniques, les organisations anarchistes, ou plus simplement des renseignements et fichiers sur des sujets pouvant intéresser l’Occupant nazi : israélites, communistes, nationalistes, etc.
Au nombre de ceux-ci, un fichier devenu brûlant, celui contenant de nombreux dossiers relatifs aux agents de l’Abwehr infiltrés en France depuis une dizaine d’années, ceux que l’on nomme : « les espions de la 5e Colonne ».
A cette époque, le fichage politique était un sport à la mode. Rien ni personne n’était épargné par les « grandes oreilles » du pouvoir ! Un vrai caviar pour l’occupant nazi et la sinistre Gestapo ! Et puis, en dehors de cet aspect spécifique du problème, il y avait également les dossiers confidentiels de la direction de la police judiciaire dont certains pouvaient s’avérer tout aussi dangereux pour les personnes mises en cause. Comme il ne semble pas judicieux à ce moment de détruire ces précieux fichiers et dossiers durement acquis, ils doivent donc disparaître de la circulation pour un temps et stockés dans un endroit sécurisé en attendant des jours meilleurs. Les fonctionnaires passent mais les dossiers bien « crasseux » restent ! Pour la même raison, un grand nombre de documents gouvernementaux se trouvent déjà stockés à Saintes (17), à l’abri des regards indiscrets. Alors, pourquoi ne pas en faire autant avec ces fichiers et dossiers brûlants. Oui, mais comment ? Les routes sont paralysées par les très nombreux civils en route pour l’exil. Les raids aériens de la chasse allemande sont fréquents et souvent meurtriers. Il convient donc de se rendre de Paris à Saintes en évitant le réseau routier.
Après concertation, une solution va se faire jour. A défaut de pouvoir prendre la route, cette cargaison – hautement explosive – utilisera la voie fluviale. A cet effet, une péniche de transport fluvial est immédiatement réquisitionnée ainsi que son pilote. Cette embarcation a un nom prédestiné : « L’AUDACE »… La péniche sera amarrée provisoirement sur la Seine, face au 36, quai des Orfèvres, sous les fenêtres de la police judiciaire. A cet endroit, le quai dispose d’une large rampe d’accès qui forme une sorte d’embarcadère. Le chargement va s’opérer le 10 juin 1940, alors que les troupes nazies approchent de la capitale. Durant cette journée, un grand nombre de policiers sont réquisitionnés et tout ce que la préfecture de police compte de véhicules de transports, camions et cars, seront de la fête ! La cargaison se présente alors sous la forme de 150 grandes caisses en bois contenant chacune une cinquantaine de dossiers estampillés « Secret & Confidentiel ».
En route pour Nevers, matelots…
L’Audace et son précieux chargement quitteront les rives de Seine du quai des Orfèvres le 11 juin au matin, au cœur de la débâcle. A son bord deux pilotes, dont l’un est détaché par la Brigade fluviale et un petit détachement de policiers en civil provenant de la police judiciaire et des renseignements généraux. Cinq hommes triés sur le volet et placés sous les ordres de l’inspecteur principal Keruel. La mission est de naviguer vers le sud afin de rejoindre Saintes (17), ville où se trouvent déjà un grand nombre d’archives gouvernementales. Les ordres sont stricts et précis : en cas de problème, les policiers ont ordre de saborder la péniche. En aucune manière, elle ne doit tomber aux mains de l’ennemi. Dans cette perspective, des charges explosives (l’équivalent de 25 kg de dynamite) ont été réparties dans la cale en divers endroits stratégiques. Naviguant de jour comme de nuit, avec seulement quelques arrêts techniques obligatoires et le passage d’écluses, cette « péniche aux secrets d’Etat » atteindra Nevers le 16 juin 1940 vers 14 heures, sans encombre.
L’équipage y trouve une énorme pagaille. Le département de la Nièvre se trouve submergé par un grand nombre de civils fuyant l’avance allemande, lesquels, étroitement mêlés aux troupes françaises en déroute, attirent immanquablement quelques attaques aériennes de la Luftwaffe. Mieux encore, la rumeur fait état d’une arrivée imminente de détachements allemands ayant opéré une marche forcée vers Nevers. La mission des policiers parisiens semble donc compromise. Après avoir trouvé un appareil disposant d’une ligne téléphonique encore opérationnelle, l’OPP Kéruel parviendra à prendre contact avec le cabinet du préfet de police à Paris. Dans le cadre d’un plan de secours, la péniche l’Audace et son équipage ont ordre de rallier le port fluvial de Roanne (42). Lieu où un convoi de plusieurs camions prendra en charge la cargaison pour la transporter à Saintes (17) dans un lieu tenu secret. Après un complément de fuel, la péniche appareille et quitte Nevers. Sans aucun regret !
Cap sur Roanne.
Comme prévu, l’Audace entre dans le port de Roanne. Nous sommes le 18 juin 1940, jour de l’appel du général de Gaulle, lequel, depuis Londres, incite les Français à poursuivre le combat ! Elle est alors amarrée à quai, le long de hangars désaffectés, ceux de l’ancienne papeterie Navarre. Cruelle désillusion pour l’inspecteur principal Keruel et son groupe. Les camions promis ne sont pas au rendez-vous et ils ne viendront pas ! L’avance allemande a été plus rapide et ces véhicules lourds ont été réquisitionnés par la Wehrmacht, laquelle occupe déjà une grande partie de la ville… Conformément aux ordres reçus, le policier, la rage au cœur, va devoir détruire L’Audace et son chargement ! Il consulte une dernière fois l’ordre de mission que lui a remis le préfet de police avant son départ. Le bas du document porte une mention écrite à l’encre rouge : « Saborder ou faire sauter la péniche si la situation l’impose… ». Les Allemands étant déjà installés dans Roanne, Keruel n’utilisera pas les explosifs, jugés peu discrets et dangereux dans le cadre de cette mission. La péniche sera sabordée en ouvrant – à la hache- de multiples voies d’eau dans sa coque. Le sabordage commence à 18h. Vers minuit, la péniche se couche par tribord et s’enfonce doucement dans le canal de la Loire. Cette embarcation repose maintenant dans les eaux sombres du port, face aux anciens bâtiments de la Papeterie Navarre, entraînant avec elle des secrets d’Etat bien peu avouables ! Selon les instructions, l’équipage se sépare et gagne chacun un lieu désigné par avance. L’inspecteur principal Keruel trouvera refuge à Pau. Pour peu de temps, car il sera de retour à Roanne quinze jours plus tard.
Immersion très provisoire
Après l’Armistice, signé le 22 juin 1940 dans le wagon de Rethondes, les troupes du Reich ont quitté la ville. Roanne se trouve à présent du bon côté de la ligne de démarcation : en zone libre ! Sous le contrôle permanent du commissaire central de Roanne et de l’inspecteur principal Keruel, représentant du préfet de police de Paris, la péniche Audace sera renflouée et les caisses sont empilées sous l’immense hangar des papeteries Navarre. Elles seront ouvertes peu après. Bien entendu, beaucoup de documents auront été dégradés par leur bref séjour sous l’eau. Notamment ceux qui avaient été rédigés à la plume et à l’encre, comme c’était alors la coutume. Mais, dans l’ensemble la récolte se montrera assez fructueuse.
Petite note humoristique : ces « dossiers secrets » seront mis au séchage dans ce même hangar ; sous la garde permanente de policiers. Les précieux feuillets sécheront tranquillement, durant plus d’un mois, maintenus par une pierre déposée sur les quatre coins de chacune des feuilles. Les locaux, placés sous la responsabilité du gouvernement de Vichy, seront secrètement gardés. Le Maréchal Pétain refusera à plusieurs reprises de livrer ces archives à la curiosité de l’occupant. Il prétendra ne pas savoir ce qu’elles sont devenues ! Après avoir été stocké dans un lieu tenu secret durant toute l’Occupation, ce trésor de guerre sera récupéré après juin 1944. Ces reliques seront ensuite restituées aux services de police concernés, pour finir dans les archives de la police en qualité de documents classifiés « Secret », donc non accessible au public et ce, jusqu’en 2005.
Pour conclure
Cette curieuse affaire nous amène à la conclusion suivante. La première action de résistance à l’ennemi aura été réalisée en juin 1940, avant même le tout début de l’Occupation allemande, par des policiers parisiens. Certes, ils n’ont participé à ce moment à aucune action violente au sens exact du terme, l’usage des armes ne fut pas nécessaire, mais cette équipe a néanmoins risqué sa vie en service commandé, en accomplissant une mission rocambolesque aux cours de laquelle l’Audace fut continuellement de la partie !
© Michel Malherbe – droits réservés – Crédits photo : Médiathèque de Roanne.
Source documentaire : « Les R.G. sous l’Occupation » – Frédéric Couderc – Editions Olivier Orban.